Chapitre 4

 

 

Quand on ne sait pas par où commencer, il faut revenir à la base. Dans mon cas, cela signifiait me coller au téléphone et appeler toutes les unités de Biohazard des villes importantes autour d’Atlanta. Travailler pour l’Ordre avait ses inconvénients, mais cela ouvrait des portes, et tout ce qui concernait une épidémie était prioritaire pour le personnel des différents centres.

En deux heures, j’avais une meilleure idée de la situation et ce n’était pas joli. Jusqu’à présent, le Mary d’acier avait laissé des souvenirs dans cinq villes : Miami, Fort Lauderdale, Jacksonville, Savannah – il avait frappé ma ville sans que je le sache – et finalement Atlanta. Il se déplaçait vers le nord, le long de la côte, ce qui signifiait probablement qu’il était descendu d’un bateau à Miami. Voyager par mer était risqué, et il aurait sans doute évité l’océan s’il l’avait pu. Plusieurs voies maritimes partaient de Miami. J’avais la sale impression qu’il était venu de l’Afrique de l’Ouest. L’Afrique regorgeait de magie ancienne, antique, puissante et primale.

À Miami, un homme avec une cape avait été aperçu sur le marché. Un troupeau attendait l’abattoir. Le type était entré dans l’enclos, avait levé les bras et le troupeau était devenu fou, avait brisé les barrières et envahi le marché. Sa magie avait frappé les acheteurs aussi et, en quelques secondes, les gens s’étaient enfuis du marché, se piétinant les uns les autres et causant la panique dans toute la ville. Puis il avait libéré la variole ; trop puissante pour causer de réels problèmes, elle avait tué son porteur en quelques secondes et s’était éteinte.

Les citoyens de Fort Lauderdale n’avaient aucune idée de l’existence de l’homme à la cape, mais leur centre Biohazard avait rapporté une éruption de grippe espagnole extrêmement virulente qui avait affecté tous ceux ayant assisté à un tournoi clandestin de boxe à mains nues. Voyez-vous cela.

La DAP de Jacksonville l’avait débusqué assez rapidement, mais il leur avait balancé une dysenterie d’enfer et, quand ils avaient enfin pu nettoyer les corps, il avait disparu depuis longtemps. Ils mentionnaient qu’il avait quatre larbins avec lui. Ils avaient aussi alerté presque toutes les villes de Géorgie, mais les unités Biohazard de Savannah et d’Atlanta avaient pris cet avertissement à la légère.

Savannah l’avait payé avec une éruption de peste bubonique qui s’était déclarée après une grosse bagarre dans l’un des fameux pubs irlandais de River Street. Je connaissais des inspecteurs de la DAP là-bas et ils étaient tous trois tellement furax qu’ils m’avaient proposé de m’envoyer leurs dossiers. Je sautai sur l’occasion à pieds joints.

Chaque incident avait eu lieu pendant une vague magique. Chacun impliquait une foule agitée et une rixe, et, dans tous les cas, le combattant le plus puissant avait terminé ses jours cloué sur la surface la plus proche. Parfois, le Mary d’acier utilisait une lance. Parfois c’était un harpon ou un pied-de-biche. Les femmes semblaient généralement immunisées. Soit sa magie ne fonctionnait pas aussi bien sur elles, soit il n’était pas intéressé par le plus dangereux des sexes.

Les animaux s’enfuyaient sur son passage. Les Changeformes semblaient avoir le même problème. À Miami, les trois loups-garous du marché étaient devenus berserks. Des trois berserks, l’un avait été piétiné à mort par les vaches en panique et les deux autres avaient été appréhendés par la police et enfermés. Le premier survivant s’était tranché la gorge et avait saigné à mort dans sa cellule. L’autre avait tenté de s’échapper et les membres de la police de Miami avaient fait exploser l’arrière de son crâne et récolté la prime. Il y avait des choses que même le V-Lyc ne pouvait réparer. Une balle dans la tête était l’une d’entre elles. La police de Miami avait présenté ses excuses à la Meute, mais il était clair que les Changeformes ne pouvaient pas se plaindre. À la place des flics, je l’aurais abattu aussi.

Je tapotai mes notes du bout des ongles. Il fallait que j’avertisse Andrea. Elle était femelle et aurait donc une certaine protection contre le Mary d’acier, mais elle était aussi Animale. Le V-Lyc, le virus changeforme, infectait les gens autant que les animaux. Parfois, le résultat était un garou-animal, une créature qui avait commencé sa vie comme une bête et acquis la capacité de se transformer en humain. La plupart des garous-animaux étaient des débiles violents, muets et stériles, incapables de supporter les règles de la société humaine. Le meurtre et le viol n’ayant aucune signification pour eux, certains Changeformes les tuaient à vue, sans se poser de questions. Très occasionnellement, les garous-animaux développaient la capacité de raisonner et apprenaient à communiquer. Encore plus rarement, ils pouvaient se reproduire.

La mère d’Andrea était une bouda, une hyène-garou, mais son père était un garou-hyène, ce qui faisait d’elle une Animale, l’enfant d’une bête. Elle le cachait à tous : à l’Ordre parce qu’on la virerait des rangs, et à la Meute parce que certains Changeformes prendraient plaisir à la tuer. Seules quelques personnes étaient au courant et nous avions tous décidé de le garder pour nous.

Il était impossible de savoir ce que les pouvoirs de ce type pourraient lui faire. Si elle paniquait et fuyait ou virait berserk, on serait tous dans la merde.

Le nombre grandissant de laquais du Mary d’acier m’inquiétait. Selon Toby le videur, ce type avait dit à Joshua qu’il avait de la place pour deux dieux de plus. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Assemblait-il un gang de membres qu’il appelait des dieux ?

Je me frottai le visage. Son modus operandi suggérait qu’il allait changer de ville, mais j’avais le sentiment qu’il resterait dans le coin. Il avait un but et, s’il avait obtenu ce qu’il voulait de Joshua, il restait au Mary d’acier une seule et dernière place de dieu. Quelque chose d’énorme allait se produire s’il remplissait son quota. Atlanta était le centre du Sud. La plus grande Meute s’y trouvait, la plus grande Guilde aussi, l’UMDP méridionale y avait son quartier général. Atlanta devait être son but depuis le début. Je ne savais pas où il allait frapper, mais je pouvais peut-être lui mettre des bâtons dans les roues.

Je tirai le téléphone vers moi et attrapai l’annuaire. Pour une fois, mes années de mercenariat allaient payer.

Je composai le premier numéro. Une voix masculine bourrue me répondit.

— Taverne du Chien noir.

— Salut Keith, c’est Kate Daniels.

— Kate de l’Ordre. Comment va ?

Je faillis m’étouffer, « Kate de l’Ordre » ? sans blague ?

— Je vais bien, et toi ?

— Je me plains pas, je me plains pas. Qu’est-ce que tu chasses aujourd’hui ?

— J’ai un fouteur de merde qui vient de s’installer en ville, un type très grand avec une cape déchirée. Il aime entrer dans les bars quand la magie fonctionne et balancer des sorts bien méchants pour provoquer de grosses bagarres.

— Ça a l’air d’un mec marrant.

Ça dépend de la définition qu’on donne à « marrant ».

— Cette fille, Emily, elle travaille toujours pour toi ?

— Ouais, elle est là tous les soirs.

— Apparemment, les pouvoirs de ce type n’ont pas d’effet sur les dames. Pourrais-tu me rendre un grand service et t’arranger pour que ce soit Emily qui bosse pendant les vagues magiques ? Donne-lui mon numéro et dis-lui de m’appeler dès qu’une drôle de pagaille commence. Il coûte une fortune en meubles détruits aux propriétaires.

— Juste entre nous, s’il entre ici, ce ne sont pas mes meubles qui vont trinquer ; je lui briserai les jambes.

Bien sûr, essaie pour voir.

— Fais donc ça. Mais assure-toi de donner mon numéro à la fille au cas où, d’accord ? Je sais que ton équipe peut s’en charger, mais fais-moi plaisir. J’aimerais vraiment mettre la main sur ce type.

— OK, répondit Keith.

— Merci.

Je raccrochai. Je n’obtiendrais rien de plus de lui. Je fis glisser mon doigt sur le numéro suivant et le composai.

— Les Flammes de l’Enfer, répondit une voix de femme.

— Salut Glenda, c’est Kate Daniels. Comment vas-tu ?

— Bien, et toi ?

— Toujours dans le coup. Écoute, j’ai ce débile qui vient d’arriver en ville. Il s’amuse à lancer des bagarres et j’aimerais assez l’arrêter…

En une heure et demie, j’avais contacté tous les repaires de gros durs dont je me souvenais. J’avais appelé la DAP et avais informé ses membres de la situation. J’avais parlé aux flics et leur avais demandé de faire passer le mot. J’avais téléphoné à la Guilde où le Clerc avait répondu. Je connaissais le Clerc depuis des années. Homme d’âge moyen très propre sur lui, il gérait l’accueil et tous les mercenaires le voyaient deux fois par mission, quand ils décrochaient le boulot et quand ils rendaient leur ticket de capture. Au cours des années, il avait perdu son nom et nous ne le connaissions que par son surnom : « le Clerc ».

Je lui avais expliqué mon problème et il s’était contenté de ricaner.

— S’il entre ici, je dirai juste aux gars qu’il y a un ticket sur sa tête. Ils le démembreront.

— C’est un vrai dur. Préviens Solomon.

— Bien sûr.

À sa voix, je sus qu’il n’en ferait rien. C’était tout aussi bien. Je doutais que le fondateur de la Guilde écoute mon avertissement. Solomon Red ne connaissait même pas mon nom. Mais il fallait bien essayer.

— Tiens, passe-le-moi.

— Désolé, il est en mode NPD.

Ne pas déranger.

— Passe-moi sa messagerie, alors.

— Comme tu veux.

Je laissai un long message détaillé, expliquant tout ce qui concernait le Mary d’acier. Ça ne changerait pas grand-chose.

Solomon Red était une légende, le roi de la fourmilière qu’était la Guilde des Mercenaires. Même si les mercs avaient dû élire leur chef, il aurait probablement obtenu le boulot. Énorme, roux avec une large mâchoire et des yeux vairons – l’un bleu, l’autre noisette – il vivait dans la Guilde, mais on ne le voyait pratiquement jamais, sauf pour l’inévitable fête de Noël, lors de laquelle il offrait personnellement des bonus aux meilleurs mercenaires. En six ans avec la Guilde, je ne l’avais vu que deux fois, et pas parce que je méritais un bonus. Je doutais sérieusement qu’il écoute mon avertissement au sujet d’un mystérieux fouteur de merde avec une cape déchirée.

J’appelai quelques dojos locaux, La Garde rouge et Le Poing & le Bouclier, les sociétés de sécurité de premier ordre. Je rappelai le centre Biohazard et parlai à Patrice pour la briefer. Elle aima tellement ce que j’avais à lui dire qu’elle jura pendant trois minutes entières. Elle apprécia particulièrement quand je lui appris que son équipe avait refusé de prendre l’avertissement de Jacksonville au sérieux. Je la laissai râler – ce n’est pas souvent qu’on peut entendre la patronne de l’unité de réponse rapide de Biohazard promettre d’arracher les tripes de quelqu’un.

À quatorze heures, je rentrai à la maison. J’avais besoin de quelques heures de sommeil et d’une nouvelle mâchoire, mais si le type à la cape montrait le bout de son nez dans un des bars d’Atlanta, je serais la première à en être informée.

 

Le chien sur les talons, je passai à l’écurie de l’Ordre pour sortir Souci. J’avais bien une vieille camionnette du nom de Karmelion qui fonctionnait à l’eau enchantée, mais il me fallait quinze bonnes minutes de psalmodies intenses pour la démarrer et si le mec à la cape se pointait quelque part, je n’avais pas envie de perdre mon temps à supplier mon moteur.

Mon immeuble était équipé de garages que les résidents utilisaient pour tout, du stockage à l’écurie de fortune. J’utilisais essentiellement le mien pour stocker du bois pour l’hiver et pour installer les montures que j’empruntais occasionnellement à l’Ordre. Après avoir installé Souci confortablement, j’emmenai mon canin fidèle au magasin du coin.

Comme on n’y vendait pas de tondeuses, j’imaginai un nouveau plan : le caniche fantôme aurait droit à un rasage de pros. Je l’emmenai donc pour un jogging de six kilomètres jusque chez le toiletteur.

Notre entrée fut annoncée par une clochette. Une femme ronde et souriante émergea des profondeurs du commerce, jeta un coup d’œil au chien et élargit son sourire.

— Quel joli caniche.

Je grondai un peu et le chien aussi – moi à cause de son commentaire et le chien par sens du devoir.

La femme joyeuse, qui répondait au nom de Liz, attacha mon caniche à un long poteau d’acier et enclencha la tondeuse électrique. Dès que la machine toucha sa peau, le chien se retourna et tenta d’enfoncer ses crocs dans le bras de Liz. J’attrapai son museau et le fermai d’autorité en le tournant vers moi.

— Waouh, vous êtes une rapide, vous !

— Je le tiens, vous le rasez.

Vingt minutes plus tard, Liz avait dégagé une masse puante de fourrure et je disposais d’un nouveau chien : un clébard athlétique avec des oreilles lisses, de longues pattes et la constitution d’un énorme pointer allemand. Le chien fut gratifié d’un biscuit maison et on m’allégea gentiment de 30 dollars.

— Vous lui avez donné un nom ? demanda la femme.

— Non.

Elle hocha la tête en désignant le tas de poils emmêlés.

— Qu’est-ce que vous dites de Samson ?

 

Je ramenai le chien à la maison au petit trot. La vague magique nous frappa sur le chemin et je remerciai quiconque en était responsable d’avoir attendu que le caniche soit toiletté avant que la tondeuse rende l’âme.

Je laissai la chaîne lâche pour faire une expérience, mais le chien semblait ravi de rester à côté de moi. Dans le parking, il prouva qu’il avait non seulement un estomac en béton, mais que sa vessie était connectée aux Grands Lacs. Je lui laissai décrire un grand cercle, et il marqua son territoire avec enthousiasme. Ma nuit blanche commençait à se faire sentir. J’avais la tête qui tournait et les jambes qui menaçaient de plier pour me mettre en position horizontale. J’avais consacré beaucoup d’énergie aux gardes autour de Joshua et mon corps exigeait quelques heures de sommeil.

Le chien grogna.

Je levai les yeux. Il se tenait immobile, pattes écartées, dos voûté. Les poils se dressaient sur son échine. Il regardait vers la gauche, là où le parking se rétrécissait entre mon immeuble et le mur écroulé de la ruine d’à côté.

Je tirai Slayer de son fourreau. La ruine avait autrefois été un immeuble, détruit par la magie, et les murs éboulés servaient à présent de support à une vigne vierge couverte de gelée blanche. La verdure obturait ma vue.

Le caniche retroussa les babines, montra les dents et laissa échapper un grondement sourd.

Je fis un pas vers les ruines. Une silhouette s’enfuit à une vitesse surnaturelle, franchit d’un bond le mur de deux mètres de haut, et disparut.

Ah tu le prends comme ça !

Je courus jusqu’à l’endroit où la créature s’était cachée. En me fondant sur la hauteur du mur, je pouvais en déduire que la chose – quelle que soit sa nature – était de petite taille, à peine plus d’un mètre cinquante. Par ailleurs, elle était enveloppée dans une sorte de vêtement miteux. Un peu maigres, mes indices. La poursuivre dans les ruines n’était pas une option. Je ne la rattraperais jamais, pas avec sa vélocité.

Qui aurait pu vouloir me surveiller ? Aucun moyen de le savoir. J’avais emmerdé pas mal de monde. Ce pourrait même être un des larbins du Mary d’acier. Dans la mesure où il avait des laquais.

Je me dirigeai vers l’appartement, le chien sur les talons.

— Si quelqu’un me suit vraiment, il ne va pas s’arrêter de sitôt, lui expliquai-je. Et, si tu es vraiment gentil, je te laisserai le mordre en premier. (Le chien remua la queue.) Ce dont nous avons besoin maintenant est d’une douche et d’un repas.

Il redoubla d’enthousiasme. Bien. Il existait au moins une créature dans cet Univers qui pensait que j’avais des idées de génie.

J’entendis le téléphone sonner en déverrouillant la porte. Les téléphones étaient des choses étranges, parfois la magie les empêchait de fonctionner, parfois pas. Quand j’en avais désespérément besoin, cette saloperie refusait de marcher et quand je ne voulais pas être dérangée, tout allait parfaitement bien. J’entrai et décrochai.

— Kate Daniels.

— Kate ! (La panique dans la voix du Clerc me fit oublier toute ma fatigue.) Nous avons été attaqués.

Kate Daniels 4 - Blessure magique
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